Aujourd'hui, je faisais fi de ma blasitude naturelle. Pour la première fois, je passais la porte de ma chambre avec un grand sourire bêtement accroché au visage. Mes doigts tremblaient d'excitation, non pas par rapport à mon service qui commençait à l'instant qui allait inexorablement me faire un peu redescendre de mon petit nuage. Non, si j'étais aussi satisfait, c'était parce que j'avais eu le temps, ce matin, de passer au centre commercial, dans cette excelente boutique de musique. Et là, j'y avais déniché un petit trésor. Une guitare électrique usée qui sonnait grunge à fond, non pas que c'était mon style de musique préféré, mais le son qu'elle émettait était extraordinaire. J'enfonçais presque la porte de ma chambre en y entrant, trop pressé, et balançais maladroitement mon sac à côté de mon lit. J'ouvris mon placard où m'attendait sagement un ampli, que j'avais acheté quelques jours auparavant dans l'optique de trouver une bonne gratte. Je ne suis pas véritablement dépensier au demeurant, mais lorsque cela touchait à la musique, il était difficile pour moi de resister à la moindre dépense.

Il était bientôt l'heure pour moi de me présenter à mon poste, mais l'envie était trop forte. Je déballa la guitare, que le vendeur avait sommairement emballée dans du papier et la brancha à l'ampli, provoquant au passage un énorme larsen qui fit presque trembler les fins murs de ma piaule. Quelques réglages plus tard et les cordes se remirent à vibrer, à me faire vibrer. Je voulais simplement l'entendre une dernière fois avant de la quitter pour l'après midi, mais il m'était impossible de partir sans une petite impro, pour le fun. Le médiator fermement pincé par les doigts de ma main droite vinrent frotter les cordes tandis que ma main gauche plaquait quelques accords. Puis, l'ivresse de la musique m'emporta. Les accords se répétèrent. Bb, G#, C#, F, puis à nouveau Bb et la base rythmique était en place. Je n'étais pas un excellent chanteur (euphémisme visant plutôt à me désigner comme étant une casserole), mais la guitare m'envoutait au point de pousser la chansonnette, dans ma langue d'origine.

I'll take you for a ride
On my garbage truck
Oh, no !

Les yeux clos, mon corps s'imprégnait de la musique et remuait frénétiquement au rythme des mouvements de ma main droite. Je ne faisais même pas attention au son de mon ampli, qui crachait tant de décibels que les profs devaient surement l'entendre dans leurs salles. Qu'importe.

I'll take you to the dump,
'Cause you're my queen,
I'll take you uptown,
I'll show you the sites,
You know you wanna ride,
On my garbage truck !
Truck, truck, truck !

J'étais tellement hypnotisé par le son que je ne vis pas la porte ouverte et la personne qui me regardait me dandiner comme un couillon, si bien que je continuais, l'air de rien. Le sol tremblait, d'une part à cause des vibrations qu'émettait l'ampli, posé simplement par terre, de l'autre grace aux petits sauts que je ne pouvais m'empêcher de faire, sous le coup de l'excitation de ce moment parfait.

We'll pass the mansions by,
Drive right through the needle's eye, oh my...
My, my, my, my !

Spoiler:

- Bonjour à tous. Ici votre commandant de bord. Il est présentement 11h30 Am, heure locale et la température au sol est de 13°C. Nous allons atterrir d’ici 30 minutes. Veuillez boucler vos ceintures de sécurité. J’espère que vous avez eu un agréable vol avec Air Line. Je vous souhaite à toute une bonne journée!

Keiko redressa sont siège. Du coin de l’œil, elle vit une hautesse de l’air passé avec des serviettes chaudes. Elle avait pris un vol en première classe. Dix heures à être coincée dans une boite de sardines entre deux inconnus… Sans façon pour elle! Elle fouilla dans son sac pour trouver une gomme à mâcher. Il n’y avait aucun remède contre la pression atmosphérique qui soit aussi efficace. Elle tenait ce truc de son père…

Je fais simplement le voeu que tu rejoignes ma sœur pour lui présenter le testament et que tu restes vivre avec les Shinada. Ils sauront te protéger et avec un peu de chance tu reconstruiras le lien familial qui nous a cruellement fait défaut. Cette phrase résonna dans sa tête. Son père avait émis un souhait après sa mort, mais elle n'allait pas pouvoir l'honorer... Lors qu'elle avait appelé sa tante pour l'informer de la situation, elle avait aussitôt pris les dispositions qui convenaient pour qu'elle soit reçue dans un pensionnat au Japon.

La sortie de l’avion se fit dans le calme et l’ordre. Les hautesses de l’air affichèrent leur plus beau sourire dans l’espoir de laisser une dernière impression positive. Levant la tête au ciel, c'est-à-dire sur les millions d’affiches indicatives, elle prit la direction du débarquement des bagages. Elle repéra sa valise sur le tapis roulant. Ko avait décidé de partir avec très peu de choses. Étant consciente que la mode était différente au Japon, elle n’avait pas voulu s’encombrer inutilement d’un surplus de vêtements. Elle avait choisi que quelques souvenirs. Une dizaine de photos, quelques babioles et la peluche que sa mère et son père lui avait offert pour la protéger du monstre de sous le lit.

Une voiture l’attendait à la sortie de l’aéroport. En la voyant approcher, le voiturier sorti de la voiture. Il lui prit ça valise pour aller la ranger dans le coffre. Elle se glissa sur le siège arrière, boucla sa ceinture et accota sa tête contre la vitre en fermant les yeux… Si elle s’endormait tout de suite, elle aurait une heure de sommeil et elle pourrait arriver reposer…

La voiture s’arrêta. Elle ouvrit un œil avec réticence. Elle jura intérieurement. Le trajet était déjà terminé. Elle prit son petit miroir dans son sac histoire de vérifier si le mascara avait coulé. Elle avait une tête de déterrée, mais après tout… Elle venait tout juste d’un long voyage, quoi de plus normal. Elle sortit de la voiture, pris ça valise, paya le voiturier et s’avança vers la porte.

Elle sortit son plan de sa poche arrière. Sa chambre devait être au rez-de-chaussée. C'est alors qu'elle remarqua de la musique. Très forte ! Ça faisait vibrer les murs. Elle voyait très bien d'où venait tout ce vacarme. La porte était ouverte et elle ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil.

Un jeune homme se trémoussait avec énergie. Keiko pinça les lèvres pour ne pas rire ; Bien que c'était inutile vu qu'il paressait si absorbé qu'une bombe ne l'aurait même pas dérangé ! C'était un jeune homme dans la vingtaine. Un peu trop vieux pour être étudiant. Assez grand, il n'avait pas du tout la tête d'un Japonais. Plutôt d'un Américain. Ou d'un Canadien, qui sait ! Il avait les cheveux blonds vénitiens, mais le plus surprenant, c'était ses yeux de couleur différente. Elle trouvait ça légèrement étrange, mais c'était somme toute un bel homme.

Spoiler:

Mes pieds martelaient furieusement le sol, accompagnant le rythme énergique de mon solo. Concentré, je me mordais les lèvres et plissais les yeux, tout en opinant frénétiquement du chef. C'était un moment simple, juste moi et une guitare, mais il était évident que la musique coulait dans mes veines, et n'importe quel observateur aurait pu en tirer les mêmes conclusions. Esquissant parfois des mimiques de rockstar, je ne pouvais pas m'imaginer faire autre chose que ça, jouer jusqu'à en avoir mal aux doigts et chanter à tue tête jusqu'à l'aphonie. Et encore, la guitare n'était pas mon instrument de prédilection, j'étais beaucoup plus doué le cul vissé devant un piano, un instrument complexe, mais noble. Là, je n'avais qu'une envie, augmenter le son de l'ampli et brailler encore plus fort. Alors que j'allais reprendre le second couplet, je fis volte face et afficha une expression surprise. Face à moi une jeune fille aux cheveux rosâtres, d'une quinzaine d'année, environ. Certainement une élèves, et nouvelle, à en juger par la valise qu'elle trainait et au plan de l'établissement qu'elle exhibait. Aussi, son visage semblait se tordre dans une expression singulière, surement pour contenir un rire à la vue de ce mon petit moment craquage de slibard. Qu'à cela ne tienne, je ne comptais pas m'arrêter de jouer pour autant. Bb, G#, C# et F, résonnant toujours aussi fort dans ma petite chambre. Plus cool que jamais (tellement que ça déborde de partout), un sourire assuré vint cacher ma "surprise". Mes yeux se posèrent donc sur elle. Même si ma tête suivait encore le tempo de la chanson, mon corps, lui, s'était calmé. Etant donné que je pouvais improviser pendant des heures et des heures (et des heures), je décidais qu'il serait probablement inconvenant de la laisser plantée là sans lui demander si elle avait besoin de quoi que ce soit...

«...lu... West...J't'ai...par ici... T'es...elle... ?»

Voilà, la conversation était engagée. Mes mains maltraitaient toujours cette guitare qui crachait tout ce qu'elle avait dans le ventre à travers les amplis. J'attendais la réponse de mon interlocutrice, mais elle ne vint pas. Quel con. J'explosai de rire, tout seul, comme il en était (bien trop) souvent le cas. Ainsi s'acheva ma petite représentation, j'aurai au moins eu une admiratrice pendant quelques secondes. Je plaquais le dernier accord et le laissa filer, avant d'éteindre l'ampli et de débrancher la guitare. Consciencieux avec tout ce qui ne touchait pas mon boulot, je rangeait mon petit trésor soigneusement sur mon bureau avant de me retourner vers la jeune fille, absolument pas embarrassé par les circonstances de la rencontre.

«Pardon, je disais : salut, je m'appelle West, je t'ai jamais vue par ici, t'es nouvelle ?»

Et hop, j'enfilais mon costume de surveillant. Il était beaucoup moins cool que celui de musicien et il était tellement petit pour moi que je ne m'y sentais pas vraiment à l'aise. C'est surement pour cela que j'adaptais les règles selon mon mode de vie, c'est à dire un règlement qui ne règle plus grand chose, permissif et laxiste. C'est tout moi ça. Histoire de bien enfoncer le clou et qu'elle ait un aperçu complet de ma personnalité, je ne pouvait pas m'empêcher de lui balancer une petite plaisanterie de derrière les fagots, avec une expression neutre pour semer le doute.

«Si c'est le cas, je vais devoir te tuer après ce que tu viens de voir.»

La musique était si forte que les basses de la musique la faisaient vibrer de l’intérieur. Elle avait l’impression que la puissance de celle-ci compressait sa poitrine, synchronisant ses battements de cœur avec le rythme de la chanson. Tout de suite, elle pensait à ce documentaire qu’elle avait un jour vu à la télé. On y pressentait différentes personnes qui avaient travaillé dans des boîtes de nuit et qui, maintenant dans la quarantaine d’années, étaient devenues presque sourdes. Sourd… Ce mot lui fit penser à son professeur de musique. Lui aussi était devenu presque sourd de l’oreille droite. En même temps, quoi de plus normal quand on dirige une harmonie et que le bruit strident des flûtes traversières nous assaillent sans répits à notre droite ! Comme on peut s’en douter, Keiko n’a jamais aimé cet instrument.

Le jeune homme s’aperçut enfin de sa présence, mais il ne sembla nullement en éprouver une quelconque gêne. Si elle avait été à sa place, elle serrait sûrement morte de honte à l’heure qu’il était. En même temps, qui ne s’était jamais allé à se mettre à se prendre pour un chanteur célèbre. D’autant plus quand on pensait être seul. Sauf que celui-ci, en plus de ne pas en être perturbé, continua comme si de rien n’était son spectacle. Quelques instants plus tard, il se retourna face à elle. Ses lèvres bougèrent, mais elle n’entendit rien.

- Quoi ? Cria-t-elle de toutes ses forces, mais elle n’entendit à peine sa propre voix.

Il s’esclaffa. Il prorogea quelque son dernier accord avant de tout ranger. Il se prénommait West, West Fields… Marrant, il avait un nom d’une ville d’Anglettaire.

- Oui, je suis nouvelle. Je m’appelle Keiko Shimada…

Il avait enfilé un uniforme. Exactement pareil à ceux qu’elle avait vus à son entrée dans l’école. C’était donc un surveillant. Chouette ! Keiko avait toujours eu la cote avec les surveillants. Qu’ils soient hommes ou femmes d’ailleurs ! Ko avait toujours été ce genre d’élève impétueuse qui aimait plaire à tout le monde.

- Mais ne vous en faites pas, je resterai muette comme une tombe ! Elle lui fit un clin d’œil éhonté ! Je viens d’arriver des États-Unis. Mes valises ne doivent tromper personne.

Elle soupira, la fatigue commençait à gagner du terrain.

- Vous travaillez ici depuis longtemps ? Parce que je crois que je ne suis pas au bon endroit. Je cherchait ma chambre et à moins que cet établissement mélange les élèves avec le personnel…

Elle lui tendit son plan et la lettre qu’on avait fait joindre pour lui donner ses informations scolaires. La chambre 102… Une chambre de 6 à ce qu’elle lisait. Elle espérait simplement bien s’adapter.

Keiko Shimada donc. L'adolescente confirma mes pensées en avouant venir des Etats-Unis. Malgré le frisson horrifié qui remonta le long de ma colone vertébrale suite à ce mot atroce, "vous", je ne pouvais m'empêcher de lui envoyer un sourire radieux, c'était une compatriote. Nous aurions surement des choses à nous dire dans un futur très proche. Je n'étais du genre à me morfondre, mais j'avais parfois des relents de mal du pays. La tour Hancock me manquait, la verdure de Boston, l'ambiance des vieux quartiers historiques de la ville, ma famille... Il est important de se souvenir d'où on vient, surtout quand on sait pas où on va, ce qui était toujours mon cas. Quoi qu'il en soit, cette petite nouvelle m'avait tout l'air sympathique, surtout lorsqu'elle rebondit sur ma petite blague avec un clin d'oeil malicieux. En fait, je l'aurai bien canardée de questions, mais je ne savais pas par où commencer.

«Bienvenue à Hina, Keiko. Bon, je vais mettre les choses au clair tout de suite...» Mon regard se durcit, effaçant la mine réjouie que j'exhibais quelques secondes auparavant. «Règle numéro 1 : surtout, SURTOUT, ne jamais m'appeller monsieur ou me vouvoyer. Garde ça pour quand j'aurai la soixantaine ou pour quand je serai un musicien célèbre.» Et mon sourire retrouva sa place sur mon visage, l'effet faux type sévère marchait toujours pour faire passer un message comme celui ci. Et puis, même en tant que surveillant, je n'étais pas uniquement là pour faire la police, j'étais le lien entre les élèves et la direction. Il était important à mon poste de créer un lien privilégié avec les élèves, toute distance gardée, néanmoins. «Règle numéro 2 : je t'autorise à parler de ma super-impro de guitare... En fait, raconte ça à tout le monde, c'est plutôt cool. Bon là, j'ai pas d'autres règles qui me viennent à l'esprit. On s'en contentera pour l'instant.»

Ma main droite vint caresser ma nuque, j'avais souvent du mal à arrêter le débit d'inepties une fois les vannes ouvertes. S'en suivit un bref moment de silence au cours du quel j'en profitai pour me mordiller la lèvre inférieure. J'avais perdu le fil avec toutes mes idioties. Soudain, l'illumination.

«Ah. Oui. Je bosse ici depuis... Presque un an. Ça va, c'est relativement peinard ici, ça devrait te plaire si t'es pas trop difficile. Et non, les élèves sont à l'étage, fais voir ton papelard.»

Une oeillade plus tard et je vis que Keiko avait été casée dans une chambre mixte de 6 personnes, un type de chambre pas vraiment typique des pensions nipponnes, un choix plus ou moins judicieux de notre directeur. Les parents un poil sensés ne devraient probablement pas signer pour ça, m'enfin. Je fis signe à la petite nouvelle de patienter, j'avais oublié mes clefs sur mon petit bureau. Une fois celles ci en ma possessions, je fermais la porte de ma chambre (simple réflexe) et fis face à l'adolescente en faisant tournoyer mes clefs autour de mon index tendu.

«Alors. Ta chambre est juste au dessus. Si t'as des questions, je peux y répondre, sinon je t'accompagne pour que tu puisses t'y installer.»

Keiko passa sa main dans sa franche pour ramener ses cheveux un peu plus en arrière. Si ses parents pouvaient la voir d’où ils étaient, ça les aurait très certainement fait sortir de leur tombe ! Elle pouvait imaginer mot pour mot ce que son père lui aurait dit. Elle entendait sa voix comme s’il avait été devant elle : « Rose… Rose ! Une jeune fille de bonne famille ! » Elle ne put s’empêcher de sourire. Parce qu’au final, ça lui allait plutôt bien. Ce n’était pas un de ses roses punks qu’on avait l’habitude de voir. C’était plutôt un rose pâle, beaucoup plus tendre que ce à quoi on s’attendait d’un rose. Elle se demandait si c’était permis dans cet établissement… Elle pourrait le demander à West. D’ailleurs, elle venait de s’apercevoir qu’elle n’avait pas eu autant de difficulté à le comprendre qu’elle s’y attendait. Sa voix n’était pas prononcée d’un accent étrange… C’était familier… Il devait certainement être Américain… Ou Anglais… Quoi qu’il en soit, il lui demandait d’abolir les règles de politesse d’usage. Tant mieux ! De toute façon, il était trop craquant pour ça. Elle se mit à divaguer silencieusement. Se demandant si le détournement de mineur existait au Japon. Un délire d’adolescente typique en somme. Le sourire du surveillant était contagieux et elle ne put résister à l’envie de lui en retourner un. C’était un sourire franc. Pas le genre de sourire un peu forcer qui ne faisait que remuer le bout des lèvres. Non, les sourires de Ko étaient de ceux qui dévoilent les dents et qui déteignent jusque dans les yeux.

Elle l’écouta avec attention. Cet établissement allait lui plaire si elle n’était pas trop difficile… Elle ne savait pas trop quoi en penser. Après tout, elle avait toujours été dans des écoles privées. Mais elle n’avait jamais été ce genre de personne complaisant et douillet. Ce n’était qu’un défi de plus ! Il lui proposait galamment de répondre à ses questions.

- Merci, mais pour l’instant rien ne me vient. Dit-elle en secouant légèrement la tête. C’est très gentil à toi de prendre de ton temps pour m’aider.

Il ferma la porte derrière lui. Il avait un style décontracté. Ça lui plaisait bien.

- T’es américain toi aussi ?

Elle avança dans le couloir en direction des escaliers.

[ Suite chambre 102 ? ]