La grosse fringale, douce mélodie intestinale que les gargouillis incessants et irréguliers qu'émettait, de manière incontrôlable, mon système digestif. Ces grognements simili-troglobies claironnaient si fort que je me retrouvais dans l'incapacité de glander en paix dans ma piaule... Euh, de "surveiller" les pensionnaires, pardon. Si Ogawa entendait ça... Quoi qu'il en soit, je ne pouvais décemment laisser mon estomac s'en tirer à aussi bon compte : on ne provoque pas West Fields sans avoir à en subir les conséquences, à savoir, dans ce cas, me caller la panse avec masse de nourriture. C'est décidé. Je fermai et balançai l'ordinateur portable sur mon lit et enfilai mes baskets, avant de quitter ma chambre. Histoire de ne pas totalement être irresponsable et ne pas ajouter d'autres méfaits à "l'abandon de poste", je jetais, consciencieusement, un bref regard en direction des chambres des internes. Aucun mouvement en vue, de toute façon je serai quand même parti vers le réfectoire, faut pas déconner, je peux pas bosser le ventre vide.

L'établissement Hina était paisible la nuit. Il était ô combien agréable de voir que cet endroit pouvait aussi ne pas constamment grouiller d'élèves bruyants et bordéliques. Le pas trainant, prenant absolument tout mon temps, je me dirigeai vers le ref', ma terre promise, ma corne d'abondance. Arrivé là bas, je passais ma tête à travers la porte. Un coup d'oeil à gauche. Une oeillade à droite. Personne. Mon visage s'orna d'un de ses sourires stupides typiques du crétin satisfait à mesure que j'approchais des frigos. Quelle ne fut pas ma déception lorsque ces derniers s'avérèrent quasiment vides, mis à part des fruits. Autant vous dire que mon rictus s'effaça dans l'instant. J'eu même des difficultés à me retenir de tomber à genoux et d'implorer dieu d'arrêter immédiatement de tester ma foi de cette manière. Au lieu de cela, je préférai me contenter d'un long soupir désabusé. Je lançai ma main sur un fruit, n'importe lequel, et serra mes doigts sur une pomme verte. Meh. Pour la peine, j'allais même en prendre une seconde.

Alors que je déambulais dans les couloirs, vraiment motivé à reprendre mon poste et surveiller afin de surveiller des gamins qui dorment, je passais devant la porte du salon. Une voix faible me fit m'arrêter dans ma "course". Je m'immobilisai un instant. Trois choix s'offraient à moi, je devais prendre le temps de peser les pours et les contres... Le premier était bien évidemment de continuer mon chemin et ne pas prêter attention à cette pensionnaire, ce qui me semblait être l'option la plus naturelle. La seconde était de rentrer dans le salon et de lui passer un savon en mode craquage de slip pour ne pas être dans sa chambre aux heures règlementaires, mais après la déception du frigo, j'avais plus envie de pleurer que de m'énerver. Et puis ce n'est pas franchement mon style. La dernière option consistait à simplement lui demander ce qu'elle faisait là. Après tout, un peu de conscience professionnelle n'allait pas me tuer. Rassurez moi, ça ne va pas me tuer ? Si ?

Je fis quelques pas en arrière et m'adossa à l'encadrure de la porte. La voix que j'avais entendu était reconnaissable entre mille, c'était celle d'Hannah, la chef du Club Musical, avec qui j'avais parfois le plaisir d'animer un atelier, par ci, par là, étant moi même musicien. Je plantais mes dents dans la peau de la pomme verte et en déchira une grosse bouchée, si grosse que le jus coula de la commissure de mes lèvres sur mes fringues. La classe. J'avais peine à mastiquer, ce qui, en plus, couvrait les paroles de la chanson qu'Hannah entonnait mélancoliquement. Bateau dans la nuit, lueurs célestes, vagues... La jeune fille ne semblait pourtant pas avoir le pied marin. J'attendis la fin de son couplet et me rengorgea bruyamment pour attirer son attention. J'avais les bras croisés et un petit sourire goguenard, celui que j'exhibais généralement aux élèves lorsque je les chopais en train de faire des âneries. Non pas qu'Hannah franchissait une sorte de limite à se trouver là à une heure tardive, mais quand même. Mon regard balaya le salon avant de finalement se poser sur elle.

«B'soir Hannah. Qu'est ce que tu fais là à cette heure ci ? Tu devrais pas être à ton dortoir ?»

Le ton de ma voix était neutre et ne laissait paraître ni agressivité ni sens du devoir exacerbé, ce qui, de toute évidence, n'était pas dans ma nature. Non, personne n'était (à priori) là pour nous voir, et mis à part un dortoir laissé sans surveillance, rien ne m'empêchait de discuter avec elle. Elève plutôt discrète à mes yeux, artiste à ses heures perdues et avec qui le courant passait plutôt bien, pour le peu que je la connaissais.

Donc tu t'es retournée, avec la tête des jours sombres, tes yeux gonflés déversant des torrents de larmes sur tes joues rougies, le corps malmené par d'incontrolables sanglots. Y étais je pour quelque chose ? Probablement pas, bien que le fait de l'avoir attrapée sur le fait devait profondément la destabiliser. Mon visage se tordit dans une grimace incommodée, d'une part due à l'inconfort de la situation. Retrouver une élève qui transgresse le règlement n'était jamais véritablement un moment d'extase pour un surveillant (quoi que les surveillants sadiques s'en donnaient généralement à coeur joie), surtout lorsqu'il s'agissait d'une élèves correcte. De l'autre, elle m'avait appelé Monsieur Fields de sa voix chevrotante et faible comme un murmure. MONSIEUR FIELDS ! Nom d'une pipe en bois, je détestais ça au plus haut point. Pas au point de m'énerver de quelque manière que ce soit, mais j'avais l'impression d'être un vieux con alors que je n'avais que trois ou quatre ans de plus que les élèves, tout au plus. J'avalais avec difficulté ma dernière bouchée et jetai le trognon dans une poubelle avant d'avancer vers Hannah, les sourcils froncés, plus dans une expression d'incompréhension que dans une intention hostile.

Avec une douceur qui ne me ressemblait pas des masses, je vins me planter à côté d'Hannah et l'incita à s'asseoir avec moi sur le canapé, en posant les mains sur ses épaules. Une fois assis, un silence pesant s'installa pendant quelques secondes. En vérité, je n'étais pas bon pour réconforter les gens ou les pousser à s'exprimer sur leurs problèmes. J'avais bien envie de lancer une petite blague pour détendre l'atmosphère et pour lui rappeler que le vouvoiement était interdit avec moi, mais une petit voix à l'intérieur de ma tête me traita de crétin et m'en dissuada. Ok. Je penchais ma tête sur le côté et soupira silencieusement en haussant les sourcils. J'étais généralement le surveillant cool, celui à qui on ne confiait que ses bons moments, celui avec qui on pouvait se permettre de faire des blagues. Je n'avais jamais été une épaule sur laquelle pleurer, non. Je préférais largement que quelqu'un d'autre se charge de ces trucs là, j'étais bien trop maladroit. Puisant dans mes ressources limitées, comprenant bien l'indélicatesse de la situation, je pris enfin la parole.

«Qu'est ce qu'il se passe Hannah ? Tu veux en parler ?»

Il était quasiment inutile de préciser qu'il fallait quasiment me torturer pour que je punisse, et que les retenues et autres travaux d'intérêt général n'étaient pas mes armes favorites afin de lutter contre les débordements des élèves. Dans ce cas là, il était difficile pour moi de concevoir même l'idée d'une punition, à moins qu'elle essaye de me rouler dans la farine, mais ça n'avait pas l'air d'être le genre de la maison de se forcer à pleurer pour attendrir le surveillant. De toute évidence, quelque chose n'allait pas et j'étais inquiet, sans vraiment le montrer. Je devais me faire assuré et rassurant, je ne savais pas du tout où allait partir cette discussion.