Les lignes avaient du mal à rester en place aujourd’hui. Elles bondissaient devant ses yeux puis s’en retournaient aussitôt. En face de lui, le tableau était l’horizon bleu et oscillant, le large, et lui, il était moussaillon de ce bateau tanguant qu’était la salle de classe. Et pour l’instant, il avait le mal de mer. Il se voyait déjà capitaine, mais il n’était que pauvre matelot, reflué au fond de la cale, incapable de se tenir droit sous les infatigables roulis de la pièce. Il leva les yeux, et en face de lui parlait cette personne, dont il voyait silencieusement remuer les lèvres. Sa voix était noyée par les vagues, et il ne lui parvenait qu’un bourdonnement confus.
Il entendit la sonnerie au loin. Un sourire doux étira ses lèvres, tandis qu’il baissait ses yeux embués sur ses mains tremblantes. Il était malade, il en était certain. Il le savait depuis hier soir. Depuis le moment où le plafond s’était brusquement éloigné de lui lorsqu’il s’était laissé tomber sur son matelas. Et il avait rêvé qu’il tombait, encore et encore. Puis il avait touché le sol et s’était réveillé le front brûlant et le visage glacé. Mais il avait fait abstraction, et s’était adonné à sa routine quotidienne sans se plaindre.

Il se leva et chancela une seconde. Les meubles de la pièce bondirent hors de sa vue, le laissant aveuglé pendant un instant. Mais il lui suffit de plaquer ses mains contre ses tempes pour empêcher ses pensées de tourner et de s’enfuir. Tout revint en place, les chaises, les bureaux, les regards interrogateurs des gens braqués sur lui. Il décolla doucement les mains de son crâne, s’attendant à une nouvelle houle. Mais rien ne se passa, et il resta debout au milieu de la classe, les yeux baissés, les bras le long du corps. Il sortit d’un pas pressé pour rejoindre le couloir, sans lever les yeux, évitant de croiser le regard de quiconque. Au milieu du couloir, l’attaque fondit sur lui, à nouveau. Il la pressentit quelques secondes avant qu’elle n’arrive vraiment, et eu le temps de poser le bout des doigts contre le mur pour se rattraper. Une vague de chaleur le submergea, l’amollit, le laissa désœuvré, comme si elle venait en une seconde de lui arracher tous ses biens. Il sentit des gouttes de sueur perler sur son front, et les essuya d’un revers de main. Ce simple geste lui donna l’impression de perdre l’équilibre. Il ne voulait pas s’effondrer là, maintenant. Il savait qu’il lui suffirait de s’asseoir pour que tout rentre dans l’ordre. Mais il doutait arriver jusqu’à la prochaine salle sans encombres. Il le fallait pourtant. Il regarda le jeune homme en face de lui lui parler d’un air inquiet, et ses jambes se dérobèrent sous lui.

Ce qui stoppa net la discussion.

Il reprit vit dans une grande pièce blanche et lumineuse. Au-dessus de lui, les draps flottaient comme des voiles dans la brise que laissait passer une fenêtre immaculée et entrouverte. Le lieu suppurait la propreté, les murs étincelaient de blancheur, l’air lui-même était aseptisé et brûlait sa gorge et son nez avec ses relents de désinfectant. Ici, le silence était d’or et criait de toutes ses forces. Pas un bruit de vie, juste la lumière, blanche, froide, et étrangement réconfortante. Il cligna doucement des yeux, sentant autour de lui un tissu trop serré. Il avait été bordé dans un lit propre et lisse. Il ne se souvenait plus vraiment de ce qu’il s’était passé après être sorti dans le couloir. Il fixa la fenêtre sur le mur à côté de lui, avec l’impression qu’on lui plaquait un oreiller sur le visage. Il ne voyait plus le monde tourner, mais il avait la tête si lourde. Elle lui pesait comme une ancre, et il aurait voulu arracher ce poids qui lui pesait sur le visage pour s’en aller toutes voiles dehors. Non, il ne se sentait pas mieux. Il porta de nouveau une main à son front brûlant. Il ne voulait plus être malade, et on le laissait seul dans cette pièce, prisonnier de draps qui l’étouffaient.

Il se débattit et repoussa le tissu qui l’enfermait. Geste qu’il regretta légèrement lorsqu’il sentit un courant d’air froid passer sur son torse nu. Il chercha sa chemise du regard, et soupira de soulagement en la voyant sur une chaise qui se tenait non loin de là. Il tendit le bras pour l’attraper et se figea net en apercevant une silhouette. Une silhouette qui devait se tenir là depuis quelques temps, sûrement, sans faire un bruit. Il frissonna et tourna immédiatement le regard, fixant le sol avec obstination.

- Euh… Il y a une infirmière. Je crois. Je me sens mal, appelle la s’il te plaît.

Il attendait que l’autre veuille bien sortir de la pièce pour aller chercher l’infirmière, pour qu’il puisse s’enfuir en paix. Il se sentait bien, en fait, il n’avait dit ça que pour que l’autre garçon s’en aille quelques temps, qu’il puisse se rhabiller et sortir tranquillement. Mais apparemment, il ne semblait pas vouloir s’en aller. Max eu juste le temps de lever les yeux vers lui qu’il sentit une main froide toucher sa peau et le repousser en arrière. Il réprima une grimace sous ce contact glacé. Ou l’inconnu avait les mains anormalement froides, ou c’était lui qui était brûlant de fièvre. Et puisqu’il se sentait mieux, il ne pensait pas avoir de la fièvre.
C’était ce jeune homme qui semblait sorti d’un glaçon. Pâle et blanc, cela ne l’aurai pas étonné qu’il n’ait jamais vu la lumière du soleil. Ou alors, il était malade aussi. Beaucoup de gens étaient malade en ce moment, il était fort possible que lui aussi.

- Reste allongé. Et l'infirmière n'est pas là. Elle m'a demandé de m'occuper de toi. Alors… Reste tranquille, tu veux ?

Très bien. Pourquoi pas, après tout, chacun était libre d’aller où il voulait. L’infirmière devait être en « réunion ». Comprendre « pause-café » bien sûr. Mais ça n’expliquait en rien que cet individu se permette de le repousser comme ça. Il lui jeta un regard noir, mais de rallongea sans faire d’histoire. Après tout, il n’en avait que pour quelques minutes. L’infirmière n’était sûrement pas partie pour l’après-midi entière. De temps en temps, il aurait aimé avoir le courage de résister un peu à tous ces gens qui lui donnaient des ordres. Là, par exemple, il aurait voulu repousser la main du jeune homme, se lever, prendre ses affaires et partir, normalement, comme une personne avec un minimum d’assurance l’aurait fait. Mais il n’avait pas d’assurance, et pas le courage de faire un truc pareil. Foutue timidité.
Le garçon amena sa chaise juste à côté de lui. Il allait camper ici ou quoi ? Le surveiller comme un gosse ? Il fixa le plafond avec un soupir. Il n’avait pas le choix apparemment. Quel abruti d’être tombé malade aussi. Il aurait dû faire attention, se laver les mains plusieurs fois par jour, comme le disent les stupides affichettes placardées à chaque coin de mur. Il faut toujours obéir aux affichettes. Il n’avait pas ses affaires. Il ne savait pas où était passé son sac. Il allait s’ennuyer toute l’après-midi, évidemment.

Et puis, cette sensation désagréable d’être observé. Il n’aimait pas avoir l’impression qu’on l’observe, il se sentait paranoïaque lorsque cela arrivait. Peut-être qu’il l’était finalement. Dure prise de conscience. Il tourna légèrement la tête sur le côté pour observer le garçon discrètement, et rencontra immédiatement l’éclair violet d’un iris dur et froid. Eclair qui le cloua sur place, en lui laissant l’envie de s’enfoncer dans son matelas et d’y disparaître. Alors, ça n’était pas une impression, ce gars le fixait depuis tout à l’heure. Pauvre toi. Personne ne t’a donc appris à ne pas fixer les gens ainsi. Honnêtement, ça le mettait mal à l’aise qu’on l’observe comme ça, surtout qu’il n’arrivait pas à lui rendre son regard. Non, il ne pouvait pas, il n’avait jamais pu regarder les gens dans les yeux pendant longtemps.

- Hm.. Tu veux boire quelque chose peut-être ? Ou manger ?

Il attendit quelques secondes. C’était à lui que le garçon s’adressait, évidemment. Il aurait préféré qu’il en soit tout autrement, mais il n’avait pas le choix. Il se redressa finalement pour s’asseoir en tailleur sur le matelas, rassemblant son assurance.

- Euh. Non… Si. Je veux bien du thé. Si ça ne te dérange pas.

Il s’en voulait un peu d’avoir demandé ça au garçon. Ne t’en veux pas, ne t’en veux pas, c’est lui qui te l’a proposé, et tu n’as fait qu’accepter, ne t’inquiète pas. Il se rassurait petit à petit. Il savait comment cela finirait, comme à chaque fois. L’autre oubliera son visage, et il ne sera plus qu’un pauvre souvenir sans nom dans l’esprit de quelqu’un. Ça ne le dérangeait pas d’être ainsi, il préférait être une silhouette au visage brouillé dans la mémoire des gens plutôt que quelqu’un de précis que tout le monde connaîtrait. Être connu de tous équivalait à avoir un fichier ultra-surveillé au FBI. Tout le monde est au courant de vos faits et gestes, votre vie n’est un secret pour personne. Ça, ça n’était pas pour lui. Il préférait vivre dans l’ombre des gens, pas se mettre en avant sous la lumière des projecteurs. Tranquillement, il menait sa vie, dans son coin, faisant parfois mieux que les autres sans que jamais personne ne le sache. Certains auraient été malades de cette situation, mais lui, il n’en avait que faire. Il était simple, il savait se contenter de choses simples.

- Je ne vais pas te retenir allongé là. Fais ce que tu veux. Je vais te chercher du thé en tout cas. Tu peux te rhabiller si tu veux, mais.. Tes vêtements sont pleins de sueur. Je te préviens juste.

Gentil de prévenir, effectivement. Il lui répondit par un sourire et un salut polonais avant qu’il ne sorte de la pièce. La porte claqua, et Maximilliam se sentit étrangement seul dans le silence neuf. Il fixa ses mains posées sur ses genoux, puis les murs tous blancs. Maintenant qu’il y prêtait attention, il entendait des cris et des rires au loin. Ce devait être la récréation. Il avait dormi une bonne partie de l’après-midi alors. Il se laissa tomber en arrière sur l’oreiller, les mains calées derrière la tête. Il se sentait franchement mieux, il ne voyait pourquoi il devrait rester ici. Pour attendre l’autre garçon. Il avait promis de lui ramener du thé, et Max n’était pas non plus du genre à laisser les gens en plan. Il n’osait pas imaginer la réaction de l’autre s’il revenait et qu’il trouvait la pièce vide après avoir fait un détour. Même si il lui avait montré un côté serviable, il n’avait pas envie de vérifier si celui-ci était capable de lui pourrir la vie.
Il se redressa finalement et se leva. La tête ne lui tournait pas, ses mains ne tremblaient plus. Parfait. Il se dirigea vers ses vêtements pour se rhabiller. Tant pis pour la sueur, il n’allait pas en mourir. Il irait se changer dès qu’il pourrait mettre un pied hors d’ici. Il s’assit sur le lit en lisant les petites brochures médicales de l’infirmerie. Brochures sans intérêt. Il commençait à les plier dans tous les sens pour faire de petits origamis quand la porte s’ouvrit doucement, laissant entrer le garçon et ses deux gobelets fumants.

- Je viens de croiser l'infirmière.

- Oh… Elle fait quoi, pourquoi elle est pas là?

Il saisit le gobelet entre ses doigts, délicatement, en faisant attention de ne pas se brûler, avant de le porter à ses lèvres et boire une gorgée. Thé russe. Ce jeune homme avait bon goût. Sympa en fait. Il posa le gobelet sur la table de chevet et contempla pensivement la grue en papier qu’il tenait dans la main. Il se leva finalement et fit le tour de la pièce, pour se dégourdir les jambes.

- C’est quoi ton nom ?